Chine: sortir des idées reçues de la campagne de propagande anti-chinoise

Publié le par Jihad WACHILL

Face au défi de la seconde globalisation, face aux pressions des États-Unis adoptant une stratégie géopolitique de moyen-long terme en Asie, face à l’inflation et au conflit avec le Tibet, quelles options pour la Chine ? Jean-Claude Delaunay, professeur en économie, répond.

Jean-Claude Delaunay est professeur en économie à l’université de Marne-la-Vallée. Il vient de terminer un séjour de trois mois en Chine, invité par l’université de Guizhou à animer un séminaire sur la globalisation financière et la Chine.

Quel a été le contenu de votre intervention ?

Jean-Claude Delaunay. Mon séminaire ne visait pas à mettre en question, par exemple en le traitant avec une légèreté de capitaliste, le choix stratégique de l’insertion de l’économie chinoise dans le marché mondial, mais à en saisir autant que possible les évolutions contradictoires, les succès, les échecs, les limites, ainsi que l’aboutissement en ce début 2008, dans un contexte fortement renouvelé. La Chine se prépare à célébrer le trentième anniversaire de sa politique d’ouverture, bien que celle-ci n’ait véritablement pris forme qu’après 1992.

Ce fut, je le crois, l’intelligence et l’audace d’un homme tel que Deng Xiaoping de comprendre que : premièrement, le principal problème rencontré par son pays était celui du développement économique et non celui de l’affrontement interne entre capital et travail, ce qu’avait défendu Hua Guofeng après la mort de Mao ; deuxièmement, l’insertion de l’économie chinoise dans la gigantesque marée motrice du capitalisme était le moyen le plus efficace de faire entrer la Chine dans la modernité.

Une efficacité qui s’est appuyée sur une forte exploitation des salariés chinois. Ce coût social ne marque-t-il pas les limites de cette modernité ?

Jean-Claude Delaunay. L’exploitation désigne la façon selon laquelle la valeur ajoutée est produite, partagée, réutilisée. Tant que les producteurs, salariés et indépendants, ne maîtrisent pas entièrement ces trois phases et leur enchaînement, on peut parler d’exploitation. Je ne crois donc pas, et je partage l’opinion jadis défendue par Pierre Naville, qu’une société socialiste soit a priori une société sans exploitation. Quant au degré d’exploitation la caractérisant, il dépendra de son degré de développement économique, politique et culturel. En ce qui concerne la Chine, pays dont l’économie agricole et industrielle est sous-développée, l’exploitation est un phénomène évident et multiforme.

Dans la mesure où les exportateurs chinois travaillent en direction de marchés hyperconcurrentiels, ils dégagent des marges en faisant travailler leurs salariés le plus longtemps possible, certes dans le cadre de la loi mais de manière très flexible, avec des salaires directs et indirects plus que modestes relativement à nos critères.

À cette exploitation salariale interne à la Chine, à laquelle il faut ajouter celle correspondant aux paysans et aux quasi-salariés de la rue (porteurs de fardeaux, petite restauration, commerces de toutes sortes), on doit ajouter l’exploitation de nature externe, celle provenant de la dévalorisation du dollar. Quand la monnaie américaine perd 30 % de sa valeur en un an, cela signifie que l’encaisse accumulée par la banque centrale de Chine a diminué de 30 %, ce qui réduit d’autant les achats réalisables par le gouvernement chinois. C’est aussi une forme d’exploitation du travail chinois. Mais dans ce pays existe la volonté farouche de sortir du sous-développement et de la misère, même au prix de l’exploitation la plus pénible.

Cette situation suppose cependant que la mondialisation apporte aussi des avantages pour tous et que les recettes accumulées au niveau central soient dépensées sans oublier les plus démunis. Actuellement, par exemple, le gouvernement chinois vise à implanter un système général de Sécurité sociale.

L’année 2008 peut être considérée comme une année de bilan et de ce fait capitale pour la poursuite du développement…

Jean-Claude Delaunay. C’est effectivement l’heure des bilans dans un nouveau contexte. Aujourd’hui la globalisation n’est plus principalement productive (rentabiliser le capital technique en le déplaçant vers de nouveaux marchés tout en le nourrissant d’une main-d’oeuvre peu chère). Elle est aussi et peut-être surtout financière en même temps que capitaliste. Cela signifie que le volume des monnaies nécessaires à la production et aux échanges, la masse de l’endettement public à financer et des risques de globalisation à couvrir (variation désordonnée des taux d’intérêt et des taux de change, élévation du prix des matières premières, etc.), l’exigence de flexibilité du capital (flight to quality) ont acquis une telle complexité spatiale et temporelle, sont devenus d’une telle ampleur, qu’une organisation marchande et capitaliste de la collecte de l’épargne, de la valorisation des actifs et de l’anticipation de leur valeur (bref, des marchés financiers fonctionnant comme de gigantesques Big Brothers) est indispensable au fonctionnement actuel du capitalisme mondialisé.

Quels sont les problèmes rencontrés par la Chine dans ce contexte ?

Jean-Claude Delaunay. Elle en a tiré des avantages macrosociaux et une stimulation économique forte pour son développement. Mais en plongeant sa réforme de manière empirique dans la contrainte externe du capitalisme mondialisé, les « aspects négatifs », comme on dit, n’ont pas manqué de surgir : écarts croissants de revenus entre certaines catégories d’individus, entre certains territoires, ampleur des ressources en dollars US de la banque centrale de Chine, en même temps que dévalorisation forte et continue de cette encaisse, question posée de savoir quelles pourraient et devraient être la place et surtout l’action de la Chine dans les institutions monétaires internationales, interrogation sur le taux élevé et croissant d’inflation en ce pays (de l’ordre de 5 % et vraisemblablement supérieur), degré élevé de pollution et d’atteintes à l’environnement. La Chine et les autres pays asiatiques sont-ils responsables des déséquilibres dont la seconde mondialisation paraît porteuse à la différence de la première (Aglietta et Le Cacheux, CEPII, 2007) ? C’est l’opinion de certains qui, selon l’étude de Brender et Pisani-Ferri (Repères, 2007), voient dans les pays asiatiques, en raison de leur taux d’épargne élevé, les responsables des déséquilibres mondiaux actuels. Ce n’est bien entendu pas la mienne.

En conséquence de tous ces points, la Chine doit-elle prendre ses distances avec la globalisation financière ou doit-elle s’y intégrer davantage pour peser sur son cours ?

Jean-Claude Delaunay. Lorsque Deng Xiaoping s’interrogeait sur la capacité du capitalisme à résoudre les problèmes de la Chine, il argumentait sur le fait que le plus important n’était pas de connaître la couleur du chat mais de savoir s’il attrapait des souris. Sa réflexion prenait place dans le cadre d’un processus de globalisation qui était encore à l’époque de nature plutôt productive. Aujourd’hui, nous devons prendre en compte le caractère financier primordial de la globalisation. Dans ce contexte, une approche empirique du chat ne paraît plus suffisante. Il faut savoir désormais ce que le chat a dans le ventre. Il faut le lui ouvrir et en faire l’analyse.

Et quelles conclusions importantes devrait tirer la Chine de cette approche théorique ?

Jean-Claude Delaunay. La théorie n’est pas la politique concrète. Je ne pense pas que la Chine et les pays d’Asie en général puissent penser les évolutions sans concevoir les transitions indispensables. Cela étant dit, et avec toute la prudence nécessaire, car cela demande approfondissements et débats, la théorie devrait orienter la décision vers une prise de distance croissante avec la globalisation financière capitaliste.

Il me semble que, de la part de la Chine, deux voies sont possibles face à la mondialisation. La première consisterait à s’engager dans le nouveau processus de globalisation tout en renforçant et améliorant l’intervention étatique, centrale et provinciale. Cette solution reproduirait de manière élargie celle à laquelle on a eu recours lors de la phase précédente. On peut estimer que la Chine a réussi son insertion dans la globalisation parce qu’elle a, simultanément, mis en oeuvre une forte intervention étatique. Telle est, par exemple, l’opinion défendue par Stiglitz (Un autre monde, 2006). Il suffirait de reprendre cette orientation en l’adaptant.

Une deuxième solution consisterait à mettre en place, que ce soit pour la Chine ou les États asiatiques, un autre modèle de développement que celui imposé par la globalisation financière. Il ferait reposer plus fortement le développement économique sur le marché intérieur et non sur les exportations. Cet autre modèle est nécessaire. La globalisation actuelle repose sur la surexploitation du travail d’une partie du globe. Elle est hyperinflationniste et porteuse de graves crises financières. Dans le contexte de la suraccumulation durable du capital caractérisant l’économie mondiale (ce qui se manifeste par des tendances déflationnistes très fortes), l’appareil financier américain procède à une émission monétaire énorme et renouvelée. Les taux d’intérêt sont bas. Les faillites financières de grands établissements sont évitées au nom du principe « too big to fail » (trop important pour être mis en faillite). Dans ce contexte, les conditions d’une inflation permanente et croissante sont réunies. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une émission monétaire visant à soutenir la demande étatique mais d’une émission de soutien à l’offre privée, aux capitalistes.

Pourquoi cette inflation ? Pour que le système globalisé actuel fonctionne, les banques centrales asiatiques doivent acheter aux exportateurs la monnaie américaine dont ils veulent se débarrasser. En bref, elles prennent à leur compte le risque de change. Elles achètent les dollars et distribuent de la monnaie interne en contrepartie. Lorsque les dollars sont achetés aux exportateurs chinois, des yuans leur sont donnés en contrepartie. Cette procédure est potentiellement génératrice de tensions inflationnistes si elle n’est pas accompagnée par une politique économique de stérilisation monétaire. Car l’émission de monnaie américaine est automatiquement doublée dans chaque pays exportateur et donc dans le monde, car les exportateurs achètent aussi à leur tour. Certes, l’inflation chinoise est liée au prix des matières premières et à la crise agricole partielle qui traverse ce pays. Mais elle est d’abord et avant tout le résultat structurel du système globalisé actuel et de son mode de fonctionnement monétaire. Dans ce cadre, les pays d’Asie n’ont pas la maîtrise de leur émission monétaire.

Pour mettre fin à ce type d’inflation et pour récupérer la maîtrise de leur développement (donc de leur émission monétaire) avec le souci plus marqué que dans la phase précédente du marché intérieur, distance croissante devrait donc être prise avec le système actuel de globalisation financière.


Cette distance pourrait-elle avoir des conséquences politiques ?


Jean-Claude Delaunay. Je le crois. Les conservateurs américains sont en train de se rendre compte du danger potentiel que représente la Chine pour leur pouvoir belliqueux. Mais cela est vrai tant au plan politique qu’économique. Je suis conduit à penser que la Chine devra prendre une distance croissante avec le système monétaire et financier globalisé. Elle devra donc implicitement mettre en cause le mode
de développement impérialiste actuel des États-Unis. C’est la conclusion que j’avais dégagée de la petite étude que j’ai publiée en 2006 sur le dollar monnaie mondiale. L’origine américaine des troubles ayant eu cours au Tibet n’est pas pour moi un mystère, même si les événements économiques ne sont qu’une partie de l’analyse. En cherchant à déstabiliser la Chine et à s’implanter sur son territoire, les réactionnaires américains visent aussi à maintenir leur suprématie économique. Le Tibet n’est d’ailleurs pas leur seule arme. Après avoir encerclé la Russie, ils cherchent à encercler la Chine et à la pénétrer. Ils mettent en oeuvre une stratégie géopolitique de moyen et long termes visant à neutraliser l’ennemi de demain et ses possibles alliés. Simultanément, ils développent l’idée selon laquelle l’intégration de la Chine au capitalisme financier mondialisé (sa soumission au capitalisme) serait indispensable.

Quelle est la marge de manoeuvre de la Chine ?

Jean-Claude Delaunay. L’objectif de distanciation croissante que la Chine devrait prendre avec le système financier mondialisé ne peut être de son seul fait. La globalisation a changé de rythme et d’ampleur. Le rapport de la Chine à la globalisation ne peut être celui de la quête, pour la Chine et seulement pour la Chine, d’une société harmonieuse. Ce thème, avec tout ce qu’il suggère d’approfondissements indispensables, doit être désormais porté au niveau du monde, en poursuivant l’esprit de l’Organisation de coopération de Shanghai, créée en 2001 à la suite du Forum de Shanghai (1996). La globalisation économique est en train de se globaliser au plan politique. Mais, comme toujours dans l’histoire des hommes, les voies à suivre ne sont nullement tracées à l’avance. La lutte se déroule sous nos yeux pour ce tracé. La Chine et les Chinois ne sont pas les seuls concernés. Essayons d’y prendre part, en France, en toute raison et non en suivant des inspirations imbéciles.

Entretien réalisé par Dominique BARI et paru dans l'Humanité du 2 juin 2008

Publié dans Asie

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