L’Ukraine, « paradis social » pour Auchan

Publié le par Jihad WACHILL

Distribution : Horaires à rallonge, salaires au rabais, répression syndicale… Cinq mois après son ouverture, le premier hypermarché du groupe dans le pays a déjà des airs de chaudron social.

Les temps changent… En Ukraine, peut-être encore plus vite qu’ailleurs. Fin 2004, une « révolution orange » est passée par là : en amenant le réformateur libéral Viktor Iouchtchenko jusqu’à la présidence de la République de l’ancien « grenier à blé » de l’Union soviétique, les centaines de milliers de manifestants ont amadoué les investisseurs étrangers. Symbole de ce renouveau économique, un hypermarché. Dans la capitale Kiev, à quelques pas du métro Petrovka, en lieu et place d’une ancienne usine de métallurgie, s’élève aujourd’hui une rutilante grande surface, la plus grande du pays avec quelque 14 200 mètres carrés de rayons de vente et 600 employés. Son enseigne est française, celle siglée de l’oiseau rouge et vert : Auchan.

Fin mars 2008, le magasin est inauguré en grande pompe. Tapis rouge et haie d’honneur de salariés accueillent les dirigeants et les responsables politiques locaux venus discourir sur le « besoin urgent d’infrastructures commerciales pour répondre aux attentes des 47 millions de clients ukrainiens », comme le souligne le groupe de distribution dans un communiqué. Avec un taux de consommation qui décolle depuis 2004, Auchan ne veut pas rater le coche ukrainien. En difficulté sur le marché français, le groupe développe son réseau à l’étranger (48 % de son chiffre d’affaires en 2007, 39 % en 2004). Avec la Chine et la Russie, l’Ukraine fait partie des toutes premières priorités d’implantation. Jean Mailly, le président du distributeur en Ukraine, croit dur comme fer à ce « nouvel eldorado » où les syndicats ont soi-disant coutume d’être flexibles quant à l’application du droit du travail.

Jusqu’au 20 avril dernier. Ce jour-là un étudiant, embauché par contrat de 15 heures renouvelé chaque jour, se tranche quatre doigts en manipulant une machine à couper le fromage. « Son chef d’équipe n’a pas appelé les secours et lui a dit de rentrer chez lui », explique Oleg Vernyk, responsable du syndicat indépendant Zakhyst Pratsy à Kiev. « Il lui a juste donné 100 hryvnia (l’équivalent de 15 euros) en lui ordonnant de dire qu’il avait chuté sur des bouteilles en verre dans la rue. Nous nous sommes rendu compte que son travail n’était pas déclaré et ce n’était pas un cas isolé. Contrairement aux salariés, la soixantaine d’étudiants employés de manière précaire et présents en permanence dans le magasin n’avait signé aucun contrat de travail, n’avait aucune couverture médicale. C’est un moyen pour Auchan de payer moins de charges sociales. »

L’accident va cristalliser la colère d’un personnel déjà harassé, un mois seulement après l’ouverture de l’hypermarché. Il faut dire qu’à l’instar de Metro Cash & Carry, l’autre distributeur étranger installé à Kiev, et contrairement aux enseignes nationales, Auchan est ouvert 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Une stratégie du groupe pour attirer la classe moyenne émergente qui vient faire ses courses en voiture. En principe, tous les salariés sont embauchés à temps complet et doivent donc, selon la loi ukrainienne, travailler huit heures quotidiennes. Mais « chez Auchan, la journée de travail peut souvent durer seize heures, certains d’entre nous restent parfois vingt heures non-stop », confie une caissière, sous couvert d’anonymat. « La direction ne nous paie quasiment jamais nos heures supplémentaires. Si quelqu’un râle, il se fait virer sur-le- champ. De toute façon, nos contrats individuels restent assez vagues sur nos engagements et nos tâches de travail, ça permet à nos chefs de nous faire faire un peu tout et n’importe quoi. Pour les pauses par exemple, rien n’est précisé par écrit, alors la plupart du temps on n’y a pas droit. » Plusieurs témoignages concordent : chez Auchan Kiev, une semaine de boulot peut facilement atteindre 60 heures. Le tout pour un salaire de 1 635 hryvnia par mois, soit un peu moins de 215 euros.

Un point en particulier échauffe l’exaspération des salariés : les repas. « On a commencé à travailler plusieurs semaines avant l’inauguration du magasin, la direction s’était engagée à nous fournir de quoi manger mais jusqu’à l’ouverture officielle on n’a rien eu du tout, après on a juste eu droit à un petit casse-croûte malgré des journées à rallonge », explique Aleksander Ruzhinskyi, un ancien salarié. Face à ces conditions de travail d’un autre temps, choqués par le licenciement illégal de l’étudiant accidenté, lui et d’autres décident début mai de monter un syndicat dans l’entreprise afin d’exiger un accord collectif interne, comme le prévoit la législation.

Pour ce faire, les salariés d’Auchan se tournent vers leurs collègues du concurrent Metro : en février 2007, ils ont monté une antenne du syndicat Zakhyst Pratsy et réussi à abaisser la durée de travail quotidienne en négociant avec la direction de l’enseigne allemande. « Au début, nous n’étions que six à être déterminés, puis très vite de nouveaux travailleurs ont voulu adhérer et le syndicat a commencé à grossir », a raconté au journal ukrainien 24 une salariée d’Auchan qui a préféré rester anonyme « par peur des représailles ». « Mais après quelques jours seulement, nous avons subi une forte pression alors que l’on n’avait pas encore formulé de revendications. » Fraîchement nommé délégué syndical, Aleksander Ruzhinskyi se fait licencier pour absence injustifiée. La direction lui reproche de n’avoir travaillé « que » seize heures sur une journée. Dans le même temps, la responsable du service des ressources humaines de l’hypermarché, Olga Yurievna Vovk, convoque chaque salarié pour des entretiens individuels et leur « dicte deux lettres type qu’ils doivent recopier : la première pour témoigner que j’étais bien absent de mon poste, la seconde pour demander leur radiation du syndicat pour des motifs personnels, sous peine de licenciement immédiat », dénonce Aleksander Ruzhinskyi. La DRH se défend en expliquant qu’elle n’a fait qu’appliquer les ordres du groupe. Plusieurs fois contacté par l’Humanité, le siège social du groupe Auchan en France s’est refusé à tout commentaire.

En Ukraine, il n’existe pas d’inspection du travail. Une action a été entamée en justice afin d’exiger la réintégration du délégué syndical. Pour l’instant, le tribunal de première instance a débouté la requête mais un recours a été déposé. « En Ukraine, les syndicats sont souvent de mèche avec les multinationales, alors cette mobilisation des salariés du commerce surprend beaucoup de gens ici », relate Oleg Vernyk, responsable syndical local de Zakhyst Pratsy. « L’organisation patronale est restée dans le vieux schéma des années 1990 où les ouvriers acceptaient un travail peu valorisant et sous-rémunéré. Mais aujourd’hui, aux vues de la dégradation des conditions de travail en Europe de l’Ouest, les gens n’ont plus envie d’être la dernière roue d’une charrette qui zigzague. »

Christelle CHABAUD dans l'Humanité du 19 août 2008

Publié dans Europe orientale

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