La notion de « diversité » cache-t-elle une opération de diversion ?

Publié le par Jihad WACHILL

Que dissimule ce concept à la mode ? Les sociologues Vincent GEISSER et El Yamine SOUM estiment qu’il est destiné à offrir une « colorisation superficielle » à un champ politique fermé aux classes populaires.

Vous défendez, dans Discriminer pour mieux régner, la thèse selon laquelle l’étendard de la « diversité », aujourd’hui brandi par toutes les forces politiques, sert, en dernière instance, à renvoyer « l’autre » à ses supposées particularités ethniques, culturelles ou religieuses. Par quels mécanismes ?

Vincent Geisser. Cette notion de diversité sert à signifier une sorte de particularité à des élus et responsables politiques aux profils pourtant très classiques. Lesquels se retrouvent rangés dans une case « ethnique », alors qu’on pourrait les labelliser « femme », « syndicaliste CFDT », « médecin ». Par des mécanismes latents, presque indolores, l’étiquette « diversité » renvoie des élus qui ont pourtant toute la normalité du notable politique à une forme d’exceptionnalité, d’immaturité politique. Il ne s’agit pas d’un racisme frontal, mais plutôt d’une forme d’assignation douce à résidence communautaire déclinée sur un mode paternaliste. Il existe sur les populations issues de l’immigration post-coloniale un regard indiscutablement marqué par l’histoire de la domination. Quel que soit le statut social des élus que nous avons interrogés, ils restent perçus comme l’incarnation des « classes dangereuses ».

El Yamine Soum. Au fond, cette notion de « diversité » fait écho à celle « d’intégration » utilisée il y a une vingtaine d’années. Sauf que le mot est beaucoup plus « soft ». Mais les mécanismes sont les mêmes.

Pour vous, cette question de la « diversité » renvoie-t-elle, en dernière instance, à celle du recrutement social des partis politiques ?


Vincent Geisser. Bien sûr. Un recrutement politique fondé sur des normes territoriales et sociologiques permettrait en grande partie de faire un bond en avant. La diversité « cosmétique » telle que la conçoivent aujourd’hui les formations politiques est la plus mauvaise façon de réparer les multiples fractures sociales dont souffre le pays. Si l’on se posait la question de la représentation politique des quartiers populaires dans les instances politiques, on sortirait de la problématique en termes « ethniques ».

El Yamine Soum. Le problème, c’est que le Parti communiste et le Parti socialiste sont passés à côté de l’émergence de cette société de services qui a donné naissance à un nouveau prolétariat. Ils n’ont pas su tirer de trait d’union avec ces nouvelles classes populaires. La gauche a raté le coche dans les années quatre-vingt. Par la suite, la droite, elle, a su séduire une frange des classes populaires étiquetées « diversité » qui sont passées dans les classes moyennes.

Nicolas Sarkozy a su, dites-vous, faire de la diversité un « produit d’appel ». Comment a-t-il articulé cette dimension au discours de peur qui fut le sien tout au long de la campagne présidentielle ?


Vincent Geisser. Sarkozy n’incarne pas, à mon avis, la quintessence de la droite traditionnelle, mais plutôt une droite nouvelle, héritière d’un certain multiculturalisme. La formule peut paraître excessive, mais Sarkozy est une sorte de Janus identitaire, à la fois « black-blanc-beur » et Barrès. Il tient un discours nationaliste, très élitiste, axé sur la défense de la France mythique. En en même temps il incorpore tous les acquis d’une certaine gauche multiculturaliste dont l’idéologie a en partie basculé à droite. Le sarkozysme, c’est une sorte de synthèse entre la France sécuritaire, identitaire, et la France multiculturelle. Son rêve est celui d’une France où les « bons Arabes », les « bons Africains » seraient impliqués dans la lutte contre l’immigration clandestine. En réalité, on n’est français, pour lui, qu’à travers des appartenances communautaires ou confessionnelles. Il est dans une lecture très identitaire des rapports sociaux. Cela renvoie à sa conception segmentaire de la démocratie. Les buralistes manifestent, il les reçoit à l’Élysée. Les pêcheurs se font entendre, il va les voir. À côté de cela, il refuse la mobilisation de masse. La peur de Sarkozy, c’est la masse, à laquelle il oppose une France découpée, fragmentée. La diversité sarkozyenne répond à cette logique de fragmentation du politique. À la démocratie représentative, il substitue l’idée de négociation directe avec des groupes professionnels, des communautés.

Vous vous montrez très sceptiques sur l’idée de discrimination positive.


El Yamine Soum. La société française est rétive aux politiques de promotion de minorités. Mais au-delà de cet aspect, le problème de telles pratiques, c’est qu’elles figent la logique « eux et nous ». La même qui consiste, pour les partis, à aller chercher des personnalités à la marge pour les promouvoir au nom de la « diversité ». Pourtant, si les partis entreprenaient une réforme plus globale de la manière de faire de la politique, du mode de recrutement des militants dans les sections locales, l’évolution pourrait se faire presque naturellement, sans forcément passer par des systèmes qui engendrent des effets pervers.

Vous insistez sur ce recrutement « à la marge », par les partis, de militants étiquetés « diversité ». Pourquoi n’ont-ils pas puisé dans leurs propres ressources, parmi des militants engagés de longue date ?


Vincent Geisser. La « diversité » telle que la pratiquent aujourd’hui les partis relève du marketing communicationnel. C’est un peu Benetton transposé à la politique. Il faut faire beau, esthétique, exotique. Les partis veulent une diversité qui se vende, donc complètement décalée par rapport à la réalité. Le même phénomène a prévalu pour l’intégration des femmes en politique. En politique, on aime les femmes, pas les féministes. De même, on aime la diversité, mais pas celles de militants dont l’expérience s’est forgée dans les luttes et les mobilisations.

Vous revenez longuement sur la responsabilité des partis de gauche. Quelle est-elle ?


Vincent Geisser. Les années quatre-vingt, avec SOS Racisme, ont signé le renoncement à la socialisation populaire telle que l’ont assumée les grands mouvements de jeunesse nés dans l’entre-deux-guerres. Le militantisme de cette organisation fut celui de petits coups, de petites équipes déjà formatées selon les normes du marketing. L’autre erreur fut d’imputer le racisme à une partie de la société française, à « quelques fachos ». Alors que les discriminations se produisent en réalité partout : dans n’importe quelle mairie, dans les partis « progressistes », à l’école, au lycée, à l’université. Dans des lieux où il n’y a pas un membre du Front national. Polariser sur la question du Front national a contribué à masquer des mécanismes discriminatoires d’ordre structurel.

Pourquoi le PCF, qui avait su contribuer, tout au long du XXe siècle, à la socialisation politique des enfants d’immigrés italiens, juifs, polonais, etc., n’a-t-il pas su faire de même avec les héritiers des immigrations post-coloniales ?


El Yamine Soum. Ce parti, qui avait su encadrer les classes populaires, a dû affronter un tournant dans les années quatre-vingt avec la montée du chômage et l’émergence d’un « nouveau prolétariat ». Le Parti communiste n’a pas su faire le lien avec ces populations. Il est aussi parfois resté sur l’idée que ces immigrés-là allaient un jour « rentrer au pays » et qu’il était donc inutile de pérenniser un lien avec eux. Mais cet échec renvoie aussi au contexte international, à la crise, plus large, du Parti communiste, qui a affecté son lien avec les classes populaires. Un espace politique existe pourtant de ce côté, que l’extrême gauche tente aujourd’hui d’occuper.

Vincent Geisser. Focalisé sur les parents immigrés, avec lesquels il a eu un certain contact dans cette optique d’éducation au retour, le PCF n’a pas vu grandir leurs enfants. Dans les quartiers populaires, il est passé à côté d’une jeunesse qui a complètement changé, dont il n’a pas su comprendre le rapport de méfiance à l’autorité, l’aspiration à une certaine autonomie. Aujourd’hui, le PCF a fait sa mue. Il est capable de travailler avec des mouvements de jeunesse, des associations, sans chercher à les contrôler. Il noue des partenariats, ouvre ses listes aux élections à la société civile. Mais cette évolution positive intervient un peu tard.

Vous avez évoqué les questions des femmes. Quelles sont les similitudes entre les discriminations à leur endroit et celles qui frappent les populations d’origine immigrée ?

Vincent Geisser. Dans les deux cas, le problème est celui du fossé entre égalité réelle et égalité formelle. Avec des mécanismes mentaux et idéologiques identiques. Les femmes, comme les élus ou militants étiquetés « diversité », sont jugés « immatures », « incontrôlables ». Voilà deux figures qu’il faudrait tantôt rappeler à l’ordre, tantôt « protéger ».

El Yamine Soum. Ce qui est intéressant, c’est que les partis sont plutôt dans une logique de promotion de la diversité féminine. On le voit au gouvernement. La bonne équation, c’est « femme et diversité », pour faire d’une pierre deux coups. Quant à la figure de l’homme d’origine maghrébine, pourtant bien présente, notamment à gauche, la peur qu’elle suscite est incompatible avec l’impératif de « diversité cosmétique ».

Vincent GEISSER et El Yamine SOUM, Discriminer pour mieux régner. Enquête sur la diversité dans les partis politiques, éditions de l’Atelier, 2008.

Entretien réalisé par Rosa MOUSSAOUI et paru dans l'Humanité du 1er septembre 2008

Publié dans France - Politique-PCF

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